CHAPITRE XI

Merlin le Fou

Le roi Rydderch tenait fermement sa terre de Cambrie, s’efforçant d’être juste avec ses serviteurs et les habitants du pays, les protégeant contre toute tentative de pillage, d’où qu’elle vînt, et se montrant très généreux envers ceux qui lui manifestaient leur attachement et leur dévouement. C’est pourquoi on l’avait surnommé Rydderch Hael, c’est-à-dire le Généreux. Mais certains prétendent que c’est à cause de son épée qu’on l’appelait ainsi : il possédait en effet une épée merveilleuse qui était l’un des treize joyaux de l’île de Bretagne. Si un autre que lui la tirait du fourreau, elle s’embrasait depuis la poignée jusqu’à la pointe. Pourtant, si on lui demandait la permission de tenir l’épée, Rydderch acceptait volontiers. Mais, connaissant la particularité de l’épée, peu de personnes se risquaient à la lui demander. De toute façon, cette épée était redoutable et Rydderch l’avait souvent brandie au combat pour tuer ou mettre en fuite ses ennemis.

Rydderch avait épousé Gwendydd, la sœur de Merlin, et il l’aimait tendrement. Gwendydd était fort belle et d’un grand savoir, bien qu’elle fût encore très jeune. Mais elle était fort sensible à la beauté des jeunes gens et elle n’était pas toujours fidèle au roi Rydderch. Or, elle s’était mis en tête de faire venir son frère Merlin auprès d’elle, car elle avait beaucoup d’affection pour lui et un grand respect pour sa science et sa sagesse. Merlin alla donc plusieurs fois à la cour du roi Rydderch, tout heureux de retrouver sa sœur, et donnant de bons conseils à son beau-frère. Le frère et la sœur avaient ainsi de longs et fréquents entretiens au cours desquels Merlin enseignait à Gwendydd les connaissances qu’il pouvait lui révéler, et la jeune femme, en élève appliquée, devenait de jour en jour plus experte et plus savante. Mais le roi avait une sœur, Gwendolyn, une jeune fille dont la beauté et la prestance émouvaient Merlin. Chaque fois qu’il l’apercevait, il tombait dans une sorte de langueur, comme si cette vision le projetait hors du temps. Gwendolyn, de son côté, n’était pas insensible au charme de Merlin, car il était beau garçon et savait se montrer aimable et empressé auprès des femmes.

Un jour que Gwendolyn passait près de Merlin pour se rendre dans la prairie, devant la forteresse d’Alcluyd, qui était la résidence du roi Rydderch, elle s’arrêta, se retourna et dit à Merlin : « Pourquoi ne m’épouses-tu pas ? » Merlin, qui était en pleine rêverie, sursauta et la regarda d’un air étrange. « Je ne suis pas un homme pour toi, dit-il alors. Sais-tu que je suis le fils d’un diable ? » La jeune fille eut un sourire non moins étrange et lui répondit : « On m’a toujours parlé de la beauté du diable et je ne demande qu’à en faire l’expérience ! » – « Voilà qui est bien répondu, dit Merlin. Mais il te faut savoir autre chose : si je t’épouse, je ne serai pas souvent avec toi, car je dois aller vers ceux qui ont besoin de moi, et tu risques de ne pas avoir de mes nouvelles pendant de longs mois. Est-ce que tu supporteras une telle situation ? » La jeune fille se serra contre Merlin et lui dit : « Oui, fils du diable, j’accepterai tout de toi. » Et c’est ainsi que le devin Merlin épousa Gwendolyn, sœur du roi Rydderch le Généreux.

Cependant, des dissensions s’étaient élevées entre les Bretons qui habitaient les régions de la Clyde. Certains peuples, qui vivaient plus au nord, devaient fuir la menace que faisaient peser sur eux les Pictes, toujours prêts à fondre sur leurs voisins pour leur piller bétail et récoltes. Et les nouveaux arrivants prétendaient s’installer sur des territoires qui ne leur appartenaient pas. Rydderch se trouva donc engagé dans une lutte sans merci, aux côtés du roi Uryen et du roi Gwenddoleu, contre des chefs ambitieux et sans scrupules qui faisaient régner la terreur partout où ils passaient. Et il y eut une grande bataille, sur un gué, en Arderyd[83].

La fureur guerrière se déchaîna. Les combattants se jetaient les uns sur les autres avec une énergie farouche. Le sang coulait et les eaux de la rivière en étaient toutes rouges. Beaucoup d’hommes tombèrent dans cette bataille sans pitié. Merlin, qui se trouvait là, vit mourir le roi Gwenddoleu et bien d’autres de ses compagnons. Et tout à coup, il entendit un grand bruit qui submergea le tumulte de la bataille. Ce fut comme un coup de tonnerre qui déchira les airs, de telle sorte que Merlin vit le ciel s’entrouvrir tandis que les nuages se dispersaient sur la terre en un tourbillon prodigieux. Et une voix puissante, assourdissante, qui semblait surgir de la déchirure du ciel, tomba jusqu’à Merlin. Et cette voix criait : « Merlin ! Merlin ! tu n’avais pas le droit de participer à cette bataille qui ne te concerne pas ! Merlin ! tu as enfreint l’interdit suprême qui est, pour toi, de ne jamais répandre le sang des hommes ! Merlin ! dorénavant, tu ne pourras plus te trouver en compagnie de tes semblables, et il te faudra vivre dans les bois au milieu des bêtes sauvages ! » Ayant entendu ces paroles, Merlin se mit à errer, tout triste et pensif. Et s’écartant du lieu de la bataille, il s’enfonça dans une forêt profonde[84].

La bataille tourna cependant à l’avantage de Rydderch et d’Uryen. Les ennemis s’enfuirent, du moins ceux qui avaient échappé au massacre. Les deux rois firent enterrer les morts et élever une stèle en leur mémoire. Puis ils retournèrent dans leurs forteresses respectives. Quand Rydderch revint chez lui, Gwendydd et Gwendolyn, qui ignoraient ce qu’était devenu Merlin, lui firent de violents reproches, l’accusant d’avoir abandonné son beau-frère aux pires dangers sans l’avoir vraiment protégé. Rydderch était fort ennuyé. Il avait fait soigneusement rechercher, parmi les morts, si Merlin ne s’y trouvait pas : personne ne l’y avait reconnu. Mais Rydderch était incapable d’expliquer l’absence de Merlin. Il finit par dire aux deux femmes : « Merlin a coutume d’aller où bon lui semble sans nous en avertir. Il reviendra quand il jugera bon de le faire ! » Mais Gwendydd était agitée de sombres pressentiments et ne pouvait dissimuler son chagrin.

Un jour, un des serviteurs de Rydderch se présenta devant le roi. « Seigneur, lui dit-il, je crois que j’ai vu Merlin. Il se trouve dans une forêt, non loin d’ici. Je l’ai à peine reconnu tant il paraît vieilli et malade. Il est vêtu de haillons, sa barbe est hirsute et il semble vivre en compagnie de bêtes sauvages. Lorsque je lui ai parlé, il ne m’a pas répondu, et comme je tentais de m’approcher de lui, il s’est enfui en poussant des cris lamentables. » Rydderch fut bien étonné de ce qu’il entendait. Mais il ordonna à un groupe d’hommes en armes d’accompagner son serviteur à l’endroit où il avait découvert Merlin et de ramener celui-ci de gré ou de force. Les hommes allèrent donc dans la forêt, mais, à leur approche, Merlin s’enfuit en poussant d’horribles clameurs et, bien qu’ils eussent entrepris de patientes recherches à travers la forêt, ils ne purent découvrir où il s’était caché. Ils revinrent donc rendre compte de leur mission au roi Rydderch.

« Tout cela n’est pas normal », dit le roi. Et il s’en alla auprès de Gwendydd, à qui il raconta ce qu’il savait, lui demandant conseil sur le moyen le plus approprié pour obliger Merlin à revenir. « Je sais ce qu’il faut faire, dit Gwendydd. Mon frère a subi un choc très violent qui lui a égaré la raison. Et il paraît dans un état d’agitation extrême, d’après ce qu’on t’a dit. Alors, je pense que tu devrais envoyer un de tes musiciens, avec sa harpe, afin de le calmer au son de la musique. Une fois qu’il sera calmé, il sera facile de le prendre par la douceur et de lui faire accepter de revenir parmi nous. » – « C’est une bonne solution ! » s’écria Rydderch. Et immédiatement, le roi ordonna à son meilleur musicien d’aller dans la forêt, avec un guide, et d’agir auprès de Merlin comme l’avait suggéré Gwendydd.

Le musicien, dès qu’il vit Merlin, au pied d’un arbre, se garda bien d’approcher. Il commença à jouer de sa harpe en faisant semblant de s’écarter le plus loin possible. Puis, il fit en sorte de marcher en cercles de plus en plus réduits afin de calmer son ardeur et de le plonger dans une sorte d’extase, ce qui lui permettrait ensuite d’engager la conversation sans que l’autre eût l’idée de s’enfuir encore une fois. Et le musicien sut si bien s’y prendre que, durant tout le temps qu’il joua de la musique, Merlin se tint tranquille au pied de son arbre. Et lorsqu’il se présenta devant lui, il ne manifesta aucune crainte, mais se mit à prononcer calmement des paroles obscures qu’il était difficile de comprendre : « Sept vingtaines de généreux guerriers sont partis vers les ombres. Sur le gué d’Arderyd ils ont trouvé la mort. Des milliers de lances se sont choquées, une vapeur mortelle s’est étendue sur la plaine sanglante, des milliers de guerriers ont été taillés en pièces, des milliers de guerriers, rouges et puissants, ont traîné leurs blessures par des chemins, des milliers de guerriers se sont enfuis, des milliers de guerriers se sont retournés et sont partis de nouveau pour combattre ! Affreux fut le carnage et terrible le tumulte ! Je sais qu’un sceptre d’or récompensera les plus braves, ceux qui ont tenu tête aux hommes du Nord ! J’ai bu du vin dans une coupe ruisselante de lumière, du vin qui était peut-être du sang, j’ai bu du vin avec les chefs de la guerre cruelle ! Merlin est mon nom, mais je ne peux plus le prononcer devant les hommes ! »

Le musicien s’assit devant Merlin. – « Que veux-tu dire, homme de sagesse ? » demanda le harpiste. – « J’ai bu du vin dans une coupe brillante, avec les chefs de la guerre cruelle. Merlin est le nom qu’on m’a donné et que l’on connaîtra à travers les siècles. » Merlin paraissait si las que le musicien ne lui posa aucune autre question. Il se contenta de jouer, sur sa harpe, l’air bien connu du réveil, celui que l’on joue après un festin, lorsque les convives sont plongés dans le sommeil de l’ivresse. Merlin écoutait la mélodie, les yeux fermés. Et, brutalement, Merlin se leva et cria : « Bientôt, le monde sera tel que, par suite des guerres insensées que les hommes se livreront entre eux, les coucous mourront de froid au mois de mai ! » Et Merlin se rassit au pied de son arbre.

« Merlin, dit enfin le musicien, c’est ta sœur Gwendydd et son époux, le roi Rydderch, qui m’envoient vers toi pour te saluer et te dire qu’ils sont très malheureux de te savoir ainsi dans les bois, privé de tout, dans le vent, dans le froid, sous la pluie de l’automne. Je t’en prie, Merlin, sage devin, ne laisse pas ta sœur dans l’angoisse et viens avec moi pour la rassurer ! » Merlin répondit : « Depuis que Gwenddoleu est mort, aucun roi, aucun prince, aucun guerrier ne vient me rendre hommage, et je n’ai plus aucune visite de celle qui est blanche comme un cygne… » Le musicien comprit qu’il pouvait engager le dialogue avec Merlin. Il répondit aussitôt : « Celle qui est blanche comme un cygne te réclame, devin Merlin. Ne la laisse pas dans l’angoisse de te savoir ainsi dans le dénuement, en proie aux rigueurs du soleil et de la pluie. »

Merlin se releva et entoura de ses bras le tronc de l’arbre. Et il dit : « Doux pommier qui surgit dans la clairière, toi dont le feuillage se répand sur la terre, je prenais d’habitude mon repas à ton ombre, à l’heure de midi, pour plaire à une fille que j’aimais. Oui, avant d’être privé de ma raison, je venais souvent près de toi avec une fille charmante, joyeuse, gracieuse. Mais, pendant dix et quarante ans, j’ai erré parmi les fous et les insensés. Après avoir eu de grandes richesses, après avoir entretenu des musiciens comme toi, voici que maintenant je n’ai plus que malheur et folie ! » Merlin s’assit de nouveau au pied de l’arbre. « Viens avec moi jusqu’à la cour du roi Rydderch, dit encore le musicien. Ta sœur Gwendydd t’y attend et souhaite que tu viennes lui raconter tes aventures ! » Merlin se mit à rire et dit : « Je suis sous un pommier que les hommes de Rydderch ne voient même plus, bien qu’ils foulent le sol autour de lui. Ils ne savent même pas que je suis là. Oui, je suis Merlin le Sage, mais légère est ma raison couverte de nuages. Est-ce donc irrémédiable d’avoir offensé le Seigneur, maître de toutes choses ? Si j’avais su ce que je sais maintenant, comment le vent souffle librement sur la cime ondoyante des arbres, jamais je n’eusse commis cette faute, car ma pénitence est bien lourde. » – « Quelle pénitence ? » demanda le musicien.

« Écoute, petit pourceau qui joue de la musique pour me faire croire que le monde a changé : la montagne n’est-elle pas verte ? Mon manteau est très mince et je n’ai plus de repos. Mon visage est pâle comme le versant de la montagne pendant l’hiver, mes cheveux se font rares, mon vêtement est troué, ma peau frissonne lorsque le vent s’abat sur moi. Le vallon que tu vois est mon grenier, mais je n’ai pas de blé à y engranger. Que t’importe d’ailleurs, qu’importe à Gwendydd et à Rydderch que j’aie passé la nuit dernière sans dormir, la neige au-dessus du genou et des aiguilles de glace dans les cheveux J’ai peine à dormir tant les chagrins m’agitent. Pendant dix et quarante ans j’ai tant souffert que maintenant la joie me fait mal. Et depuis la bataille d’Arderyd, plus rien ne me touche, même si le ciel tombait ou si la mer débordait… » Et Merlin se mit à pleurer silencieusement, abondamment.

« Viens avec moi jusqu’à la cour du roi Rydderch, dit le musicien. Ta sœur Gwendydd se réjouit déjà de ton retour, ainsi que ton épouse Gwendolyn. Toutes les deux se rongent l’esprit à t’attendre ! » – « Joue-moi encore de ta harpe », dit Merlin. Et le musicien se mit à jouer très longtemps des airs tristes qui firent encore pleurer Merlin. À la fin, celui-ci se leva et dit : « Emmène-moi chez le roi Rydderch afin que je puisse revoir ma sœur Gwendydd et mon épouse Gwendolyn. »

C’est ainsi que Merlin retourna à la forteresse de Rydderch. Tous lui firent bon accueil, et le roi vint en personne le saluer à son arrivée. Mais quand il vit tant de gens assemblés autour du roi et qui criaient leur joie de l’avoir retrouvé, Merlin tomba dans le plus noir désespoir. « Malheur ! s’écria-t-il, malheur à ce peuple qui ne sait pas discerner l’ombre de la lumière et qui est incapable de comprendre le message que je lui transmets ! Je veux retourner auprès des bêtes sauvages qui sont mes amies ! Laissez-moi partir ! » Et il bouscula les hommes qui l’escortaient, se précipitant vers le chemin qui menait vers la forêt. Rydderch cria un ordre et ses serviteurs vinrent maîtriser Merlin. Rydderch le fit mettre dans une pièce d’où il ne pouvait plus sortir. Mais, chaque jour, il venait le voir et lui demandait de ses nouvelles. Et, chaque fois, Merlin répondait : « L’ombre est de même nature que la lumière, et bien fou est celui qui croit que c’est Dieu qui a séparé les éléments en bien et en mal. Regarde-moi, roi Rydderch, et dis-moi qui je suis. Suis-je blanc ou suis-je noir ? Quand tu le sauras, tu viendras me donner la réponse, et je te récompenserai pour ton honnêteté. » Rydderch se demandait comment il ferait recouvrer la raison à Merlin, car il avait nettement conscience que celui-ci n’était plus capable de se diriger lui-même à cause de sa folie persistante. Le roi demanda à Merlin de jouer de la harpe, et il en joua, faisant d’ailleurs sourire tous les assistants. Mais, à d’autres moments, il les faisait pleurer et paraissait se réjouir quand il les voyait se cacher pour verser d’abondantes larmes. Et, chaque fois qu’un de ses gardes s’assoupissait, Merlin se mettait à hurler comme un loup égaré dans une ville dont les habitants ne supportent pas d’être envahis par ce qu’ils ne peuvent pas comprendre. Enfin, quand la nuit venait, Merlin semblait n’avoir qu’une idée en tête : s’enfuir au plus vite et regagner sa tanière dans la forêt. C’est pourquoi le roi Rydderch donna des ordres pour qu’il fût enchaîné. Cela n’était pas du goût de Gwendydd, mais elle voyait bien que c’était la seule façon de garder son frère près d’elle dans l’espoir qu’un jour très proche il retrouverait toute sa raison.

Dans la journée, deux gardes promenaient Merlin à travers la ville. Il venait partager le repas du roi, assister à ses conseils. Il était présent quand Rydderch donnait audience à des solliciteurs. Toujours encadré par ses gardes, il s’asseyait dans le coin le plus obscur de la salle et ne disait mot, se contentant de regarder ce qui se passait avec des yeux grands ouverts, laissant passer d’inquiétantes flammes. Il se trouvait également là lorsque le roi prenait un moment de détente au milieu de ses familiers, et, de toute façon, Rydderch lui manifestait toujours un grand respect et une grande affection.

Or, un jour, Merlin vit le roi enlever, avec un geste tendre, une feuille accrochée dans les cheveux de Gwendydd, au moment où elle était venue s’asseoir près de lui. Il se mit à rire aux éclats. « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? » demanda le roi. Merlin ne répondit rien et regarda ailleurs. Rydderch insista : « Pourquoi as-tu ri si bruyamment ? » – « Je ne dirai rien », répondit Merlin. Le roi était furieux, mais il fit taire sa colère et tenta d’amadouer Merlin en le flattant : ce qu’il voulait absolument savoir, c’était pourquoi Merlin avait ri. Ce petit jeu dura toute la soirée. À la fin, Rydderch n’y tint plus : « Écoute, Merlin, dit-il, si tu me dis pourquoi tu as ri, je te fais enlever ces chaînes qui t’entravent et tu pourras aller où bon te semble ! » Le visage de Merlin s’éclaira : « Je veux ta parole, dit-il, qu’il ne m’arrivera rien de fâcheux si je te dis la vérité, et que tu me laisseras libre d’aller où je veux. » – « Je t’en donne ma parole », répondit le roi. Alors Merlin lui dit : « Roi Rydderch, quand tu as enlevé la feuille des cheveux de ma sœur, tu as commis une bonne action, certes, mais aussi une mauvaise, car, ce faisant, tu effaçais une faute que tu n’avais pas à pardonner. Voilà pourquoi je riais. Il me semble que j’ai toujours prétendu ne pas savoir distinguer entre le bien et le mal. » Le roi demeura pensif un bon moment. « Ce n’est pas une explication, dit-il enfin, et je ne me sens pas tenu par la parole que je t’ai donnée. Si tu veux être libre, tu dois me donner satisfaction. » – « Tu l’auras voulu, dit Merlin. Eh bien, sache que je riais parce que cette feuille dans les cheveux de ta femme révélait qu’elle revenait d’un bosquet où elle avait rencontré son amant. »

« Comment ? s’écria Rydderch. Qu’est-ce que cela veut dire ? » Et il se tourna vers Gwendydd. « C’est à toi de parler, maintenant », lui dit-il. Gwendydd s’efforçait de sourire, mais on voyait bien qu’elle était fort embarrassée. « Roi, répondit-elle, comment peux-tu prendre au sérieux ce que raconte mon pauvre frère ? Tu sais bien qu’il n’a pas toute sa raison. D’ailleurs, si ce qu’il a dit était la vérité, étant donné qu’il est mon frère, il se serait tu pour ne pas me causer d’ennuis. » Et Gwendydd alla embrasser affectueusement Merlin. « Très bien, reprit le roi. Mais avant de libérer ton frère, je consens à ce que tu puisses te justifier. » Gwendydd dit : « Ce n’est pas difficile. Je vais te prouver que mon frère a perdu tous ses dons de voyance. Je te demande seulement de rester ici pendant que je préparerai les éléments de l’épreuve. » Et Gwendydd sortit, emmenant avec elle une de ses suivantes.

Elle revint bientôt et présenta à Merlin un enfant qu’elle tenait par la main. « Peux-tu me dire comment ce garçon mourra ? » demanda-t-elle. Merlin répondit : « Il mourra en tombant du haut d’un rocher. » Gwendydd emmena le garçon, mais une fois dehors, avec la complicité de sa suivante, elle lui mit d’autres habits et, grâce à des fards, elle modifia l’aspect de son visage. Alors elle revint auprès de Rydderch et de Merlin. « Peux-tu maintenant me dire, demanda-t-elle à son frère, comment cet enfant mourra ? » – « Oui, dit Merlin, il mourra dans un arbre. » Gwendydd emmena le garçon et, une nouvelle fois, lui modifia son aspect. Revenant vers son frère, elle lui demanda encore de quelle façon mourrait l’enfant. Merlin répondit : « Il mourra dans un fleuve ! » Gwendydd se mit à rire et, avec l’aide de sa suivante, dégrima le garçon et prouva ainsi au roi qu’il s’agissait du même enfant. Et Gwendydd dit : « Tu vois bien que mon frère délire ! Comment un enfant pourrait-il mourir de trois manières différentes ? » – « C’est juste, dit le roi. Je me repens d’avoir douté de toi, Gwendydd, et je te prie de me pardonner. Cependant, je dois considérer que Merlin a répondu à ma question et j’ai donné ma parole qu’il serait délivré de ses chaînes. Mais si tu m’en croyais, Merlin, tu resterais avec nous. Je t’assure que c’est en toute estime et affection que je te le conseille. » Merlin répondit : « Je t’en remercie, roi Rydderch, mais je préfère m’en aller. »

« Mais, dit encore le roi, il n’y a pas que nous, Merlin, il y a aussi ta femme, Gwendolyn : tu n’as pas le droit de l’abandonner ainsi ! » Merlin lui répondit : « Je ne suis pas un homme pour Gwendolyn. Qu’elle se trouve un autre mari, et elle sera beaucoup plus heureuse avec lui qu’elle ne pourrait l’être avec moi. J’y mets cependant une condition, et je veux la lui expliquer moi-même. » On fit alors venir Gwendolyn.

Quand il aperçut sa femme, Merlin ne put s’empêcher d’être ému, et quelques larmes coulèrent sur son visage. Il se ressaisit pourtant et lui dit : « Gwendolyn, je te dégage de tous les liens qui t’unissaient à moi. Ce n’est pas parce que je ne t’aime plus, mais parce que je suis persuadé que ton bonheur ne dépend pas de moi. Tu peux donc te trouver un époux selon ton cœur, selon ton choix, selon ton goût. Je n’ai rien à dire là-dessus. Cependant, écoute bien mes recommandations : que celui qui te prendra pour femme prenne garde de ne jamais me rencontrer, ni de me voir, quelle que soit la distance qui nous séparera. Quand je serai quelque part, qu’il s’écarte et me fuie, de peur de recevoir un trait mortel dans son corps. Souviens-toi bien de ces paroles. Mais sois sans crainte pour toi : le jour de ton mariage, je viendrai moi-même t’apporter de somptueux cadeaux. » Tous les assistants se mirent à rire en entendant les propos de celui qu’ils tenaient pour un pauvre fou. Merlin ne dit plus un mot ; mais dès qu’on lui enleva ses chaînes, il sortit et s’en alla dans la direction de la forêt.

Il s’installa de nouveau sous un arbre. Il mangeait des racines et buvait de l’eau d’une source qui coulait non loin de là. Il parlait aux animaux, il chantait pour les oiseaux. Parfois des hommes et des femmes venaient le voir et lui demandaient de prédire leur avenir. Alors Merlin se lançait dans de longs discours, mais aucun de ceux à qui il s’adressait ne les comprenait. Certains jours, il errait dans la forêt, et ceux qui le rencontraient le voyaient souvent en train de mener des troupeaux de bêtes sauvages qui semblaient lui obéir. Et, presque toujours, auprès de lui se trouvait un loup gris qui se comportait avec douceur, qui dormait près de lui et lui léchait les mains[85].

Il arriva que Gwendydd, un matin, se réveilla toute chargée de rêves étranges qu’elle avait faits dans la nuit. Plus elle y réfléchissait, plus elle se demandait ce qu’ils pouvaient bien signifier. Elle décida d’aller interroger son frère. Elle savait où il se trouvait, mais elle craignait qu’il ne voulût point lui parler. Alors elle fit préparer de la nourriture et des boissons qu’elle emmena avec elle et qu’elle disposa non loin du lieu où résidait Merlin. Il y avait là du vin dans une coupe d’argent, de l’hydromel dans une corne, de la bière dans une coupe de sycomore, du lait dans une cruche blanche et de l’eau dans un vase de terre cuite. Gwendydd répartit également la nourriture qu’elle avait fait préparer de façon à tenter un homme qui ne mangeait que des racines et des fruits lorsqu’il y en avait. Et, ayant ordonné à sa suite de repartir, elle se dissimula dans un fourré, et attendit patiemment que Merlin apparût dans la clairière.

Il arriva bientôt, sans aucun doute attiré par toutes les bonnes odeurs des mets et des boissons apportés par Gwendydd. Il regarda les différents plats et il se décida pour un gâteau de beurre[86] dont l’arôme était particulièrement délicat et il se mit à le dévorer avec avidité. Quand elle le vit en train de manger de si bon appétit, sa sœur sortit du fourré et vint vers lui. Il ne la repoussa pas, mais la regarda à peine tant il était occupé à manger. Gwendydd ne put s’empêcher de rire. « Il serait plus profitable pour toi de revenir avec moi à la cour du roi Rydderch ! » dit-elle. Merlin avait fini de dévorer le gâteau. Il regarda sa sœur avec colère : « Pourquoi es-tu venue, Gwendydd, toi qui es si indigne de la confiance de ton mari ? » Gwendydd lui répondit : « Ne te fâche pas, mon frère bien-aimé. Tes paroles ne sont que le produit de ton imagination, et je ne suis pas ici pour te ramener à la cour du roi Rydderch ! » – « Alors, pourquoi es-tu venue ? » s’écria Merlin avec violence. – « J’ai eu des rêves, cette nuit, et je sais que toi seul peux m’en expliquer le sens. » Merlin éclata de rire : « Je ne suis qu’un pauvre fou, dit-il, et je ne sais que parler aux animaux qui vivent près de moi dans ces bois. Quand ils donnent leur amitié, c’est de façon sincère et définitive. Ils n’ont pas double langage, eux, tandis que les humains ne cherchent qu’à tromper leurs semblables. »

Gwendydd s’était assise devant son frère. « Tu es bien sévère pour moi. Mais je ne t’en veux pas. Goûte plutôt ces breuvages que je t’ai apportés. » Merlin prit la coupe d’argent et la renifla. « Qu’est-ce que c’est ? » – « C’est du vin, mon frère chéri. Bois-le et tu sentiras l’ivresse se glisser dans ton cœur. » Merlin renversa la coupe sur le sol et dit : « Du vin ? Sa nature est mauvaise, et dans tout ce pays, parce qu’ils veulent absolument en boire, les riches deviennent pauvres. » Il prit la coupe de sycomore. « Qu’est-ce que c’est ? » – « C’est de la bière, mon frère chéri. » Merlin renversa la coupe sur le sol et dit : « La bière prive le sage de sa raison. » Il prit ensuite la corne. « Qu’est-ce que c’est ? » – « De l’hydromel, mon frère chéri. » Merlin eut un geste de colère, jeta à terre la corne et la piétina. « C’est à cause de l’hydromel que tant de chefs, ivres de vaine gloire, conduisent les hommes au combat et font couler le sang ! » Alors il secoua la cruche blanche. « Qu’y a-t-il là-dedans ? » – « C’est du lait, mon frère chéri. » Merlin demeura pensif. « Oui, dit-il, le lait nourrit le jeune enfant, il guérit le malade, fortifie le faible et secourt le malheureux. Mais je ne suis ni un enfant, ni un malade, ni un faible, ni un malheureux. Tu peux le donner à quelqu’un d’autre ! » Il prit alors le vase de terre cuite. « Que contient-il ? » – « De l’eau, mon frère bien-aimé. » Merlin brisa le vase contre le tronc de l’arbre et s’écria d’un ton méprisant : « De l’eau ! J’en ai tant que j’en veux, et elle est bien meilleure que celle que tu m’apportes ! »

Gwendydd ne savait plus quoi dire. En elle-même, elle ne pouvait décider si Merlin était réellement fou ou s’il la soumettait à une épreuve. « Au fait, dit Merlin brusquement, pourquoi es-tu venue me voir, femme trompeuse, fausse et adultère ? » – « Tais-toi, mon frère ! Je suis seulement venue te confier mes rêves pour que tu m’en donnes le sens. » Elle raconta alors son premier rêve : elle s’était vue dans un immense champ recouvert de nombreux tertres de pierres de petite taille, parmi lesquels se trouvaient seulement des buttes plus importantes. Elle avait vu une foule de gens prendre les pierres des petits tertres pour les placer sur les gros. Ayant entendu ce récit, Merlin éclata de rire et dit : « C’est facile : les petits tertres, ce sont les paysans et tous ceux qui travaillent, et les gros tertres, ce sont ceux qui vivent du travail des autres. Quant aux gens qui déplacent les pierres, ce sont des imbéciles ou des lâches : ce sont les serviteurs des nobles qui profitent de leur situation pour appauvrir encore davantage les petites gens et commettre beaucoup d’injustices dans le monde, tout cela sous le couvert des coutumes et des lois, quelquefois par la force, quelquefois par la ruse et le vol. Es-tu satisfaite, ma sœur ? »

« Oui », dit Gwendydd. Et elle raconta son deuxième rêve : elle avait vu un bosquet d’aulnes magnifiques. Des hommes venaient avec de grandes haches et abattaient les arbres. Mais des souches des aulnes surgissaient des ifs splendides qui répandaient leurs pointes très haut dans le ciel. « C’est facile, dit Merlin. Le bosquet, c’est l’île de Bretagne et son vieux peuple, ceux qu’on appelle les Bretons. Les hommes qui portent des haches, ce sont les envahisseurs qui se sont jetés et qui se jetteront encore sur nous, et qui feront un massacre des hommes de valeur qui sont sur cette terre. Mais il y en aura d’autres qui surgiront, comme les ifs, héritiers de toutes nos traditions, et qui redonneront à la Bretagne sa splendeur et sa puissance d’autrefois[87]. Es-tu satisfaite ? »

« Oui », dit Gwendydd. Et elle raconta son troisième rêve. Elle s’était vue sur un rivage très bas et très plat au-dessus duquel se dressait un grand nombre de buttes recouvertes de gazon bien vert. Alors la terre s’était mise à trembler et les buttes s’étaient effondrées. À leur place, elle avait vu des tas de fumier, mais sur ce fumier s’étaient mises à grandir toutes sortes d’herbes et de fleurs. « C’est facile, dit Merlin. Le rivage représente l’île de Bretagne et les buttes sont nos anciens chefs, ceux qui ont donné à ce royaume sa puissance et sa gloire. Mais le tremblement de terre, c’est l’invasion de nos ennemis et la destruction des royaumes d’autrefois. Quant aux tas de fumier, ils sont l’image du pouvoir tombé aux mains de gens lâches et ignobles. Heureusement, les herbes et les fleurs qui grandissent sont le témoignage que surgira une nouvelle génération qui redonnera à ce royaume sa dignité et sa grandeur. Es-tu satisfaite ? »

« Oui », dit Gwendydd. Et elle raconta son quatrième rêve. Elle se trouvait dans un champ de blé magnifique, et elle avait vu un troupeau de porcs y faire irruption, briser toutes les tiges et saccager les épis. Mais alors apparaissait une troupe de chiens qui se précipitaient sur les porcs et les tuaient tous les uns après les autres. « C’est facile, dit Merlin. Le champ de blé que tu as vu, c’est le royaume de Bretagne, et le blé représente les habitants de cette île. Quant aux porcs, ce sont les étrangers, les Pictes, les Saxons et les Gaëls qui nous ont tant fait de mal et qui ont ravagé ce pays. Mais, encore une fois, une nouvelle génération se lèvera, ce sont les chiens, qui rétablira la plénitude du royaume et chassera les envahisseurs d’où qu’ils viennent. Es-tu satisfaite ? »

« Oui », dit Gwendydd. Et elle raconta son cinquième rêve. Elle se trouvait au milieu d’un immense cimetière en compagnie de jeunes filles très jeunes. Toutes ces jeunes filles étaient enceintes et sur le point d’accoucher. Et elle entendait les enfants converser entre eux bien qu’ils fussent dans le ventre de leur mère. « C’est facile, dit Merlin. Le cimetière, c’est l’île de Bretagne, et les jeunes filles sont le témoignage qu’une nouvelle génération, plus jeune d’esprit que la précédente, surgira du désastre et de la mort pour redonner vie à ce royaume. D’ailleurs, si les enfants conversent entre eux dans le ventre de leur mère, c’est qu’ils sont déjà préparés à cette grande œuvre. Et il viendra un temps où les jeunes de quinze ans seront plus sages que les hommes de soixante ans. Es-tu satisfaite[88] ? »

« Oui, répondit Gwendydd. Et je te remercie, mon frère bien-aimé, de m’avoir dit ces choses qui me réconfortent. Je sais maintenant que tu n’as rien perdu de ta sagesse. Mon frère unique, ne prends point ombrage de mon attitude : depuis la bataille d’Arderyd, je suis malade d’angoisse. Je ne cherche qu’à savoir, et je te recommande à Dieu. Puisse-t-il te recevoir dans la blancheur du temps ! » – « Moi aussi, je te recommande au roi de toutes créatures, blanche Gwendydd, asile de poésie. Puisse Dieu te pardonner et t’élever jusqu’au sanctuaire des hauteurs, là où brille la plus belle lumière qu’on puisse contempler ! »[89]

Et après avoir conjuré vainement son frère de revenir avec elle à la cour du roi Rydderch, Gwendydd prit le chemin du retour, toute pensive, car elle comprenait bien que Merlin n’avait rien perdu de ses pouvoirs. Et ce qui l’inquiétait le plus, c’était la prédiction qu’il avait faite à propos du jeune garçon qui devait mourir de trois morts différentes. Après tout, Merlin n’était-il pas le fils du diable ? Il connaissait des secrets qui pouvaient la perdre. Mais, d’un autre côté, Gwendydd éprouvait une tendresse particulière pour son frère, surtout depuis qu’il avait été frappé par cette malédiction lors de la sinistre bataille d’Arderyd où avaient péri tant d’amis fidèles. Sa seule consolation, c’était de repenser à ce qu’avait dit Merlin : une nouvelle génération se lèverait sur les ruines du passé, et les jeunes gens de quinze ans seraient plus sages que les vieillards de soixante ans.

À quelque temps de là, Merlin, qui errait dans la forêt en compagnie des sangliers, eut une vision. Il s’arrêta soudain au milieu d’une clairière et se mit à observer le ciel. Et, immédiatement, il sut que Gwendolyn allait se marier le lendemain. Il se mit à ricaner et poursuivit son errance, faisant retentir la forêt de ses chants que personne n’aurait pu comprendre.

Mais, le lendemain, on le vit arriver devant la forteresse du roi Rydderch. Il était monté sur un cerf, et il poussait devant lui un imposant troupeau de biches et de daims qui bramaient et provoquaient un tumulte pour le moins insolite. Les gens sortaient de leurs maisons pour contempler ce spectacle et ne pouvaient cacher leur admiration. Mais Merlin ne paraissait pas d’humeur à apprécier les compliments. Il s’en alla tout droit vers la demeure où devaient se dérouler les noces, et il appela Gwendolyn. Celle-ci se mit à la fenêtre, aperçut Merlin et prit grand plaisir à le voir en cet étrange équipage. Cependant, attiré par le bruit, le fiancé vint lui aussi à la fenêtre et se pencha au-dehors pour voir ce qui se passait. Alors, d’un geste très violent, Merlin arracha l’une des cornes du cerf qui lui servait de monture et la lança sur la tête du fiancé qu’elle traversa de part en part. Il s’écroula mort, devant la demeure, tandis que Gwendolyn poussait des hurlements de frayeur. Et, après avoir lancé un cri strident, terrible, qu’on entendit très loin, Merlin fit rebrousser chemin à tout son équipage et se dirigea de nouveau vers la forêt.

Le roi Rydderch avait été témoin de cette scène. Il dépêcha immédiatement ses hommes à la poursuite de Merlin. Mais ils n’auraient pu le rattraper, tant le cerf allait vite, si, au passage d’un torrent, Merlin n’avait pas perdu l’équilibre et n’était tombé dans l’eau. Ce fut un jeu d’enfant pour les hommes du roi de se saisir de lui, de le ligoter et de le ramener. Rydderch dit à Merlin : « Tu en as fait de belles, aujourd’hui. Je croyais cependant que tu avais laissé toute liberté à Gwendolyn de se marier avec qui elle voudrait ! » – « C’est vrai, lui dit Merlin, mais n’oublie pas que cette permission ne tenait que sous condition que le fiancé n’apparaîtrait jamais en ma présence. » Le roi se mit à rire : « Merlin ! Merlin ! soupira-t-il, il ne fallait quand même pas venir le provoquer ! » – « Je ne l’ai pas provoqué, répliqua Merlin. Je venais seulement remettre à Gwendolyn les cadeaux que je lui avais promis. Ce n’est pas de ma faute si son fiancé est apparu à la fenêtre ! » Rydderch n’insista pas. Il confia Merlin aux soins de Gwendydd.

Mais il se montra désagréable avec tout le monde. Il disait des injures aux serviteurs qui lui apportaient de la nourriture. Il restait muet quand Gwendydd ou Rydderch venaient le voir. Il passait son temps à regarder au loin, dans la direction de la forêt, avec une idée fixe, c’était évident, s’enfuir au plus vite pour rejoindre les bêtes sauvages qui étaient peut-être les seules à pouvoir comprendre son langage. Il dépérissait à vue d’œil, et Rydderch commençait à s’inquiéter du sort de son malheureux beau-frère.

Il ordonna qu’on le promenât dans la ville, sérieusement gardé par plusieurs hommes en armes qui étaient tout prêts à l’enchaîner au cas où il aurait manifesté la moindre velléité de fuite. Il marchait sans rien regarder, la tête perdue dans ses songes, et les gens qui le connaissaient ressentaient beaucoup de pitié à le voir si triste et abattu. Mais, non loin de l’église, les yeux de Merlin se fixèrent sur un mendiant allongé sur le sol, la tête appuyée sur une pierre. Alors, il se mit à rire. Puis il continua son chemin, entre les hommes qui le gardaient.

On rapporta l’événement à Rydderch. Celui-ci dit à Merlin : « Pourquoi as-tu ri lorsque tu as vu le mendiant près de l’église ? » Merlin ne répondit rien et fit comme si le roi n’était pas là. Rydderch répéta sa question. Merlin ne réagissait même pas. À la fin, excédé par le mutisme de son beau-frère, il s’écria : « Merlin ! si tu me dis pourquoi tu as ri, je te rends immédiatement ta liberté et tu pourras aller où tu voudras ! » Merlin le regarda et dit : « Jure-le moi. » – « Je le jure solennellement », dit Rydderch. – « Alors, voici, dit Merlin. J’ai ri parce que ce mendiant qui tendait sa misérable main aux passants était couché sur un endroit où se trouve un trésor. Maintenant, tiens ta promesse, roi Rydderch. »

« Tu ne seras pas libéré avant qu’on ait vérifié si ce que tu dis est exact ! » s’écria le roi. – « Ce n’est pas juste, dit Merlin, tu m’avais juré que je serais libéré si je te révélais la cause de mon rire. Je l’ai fait, il me semble… » Mais Rydderch était furieux et ne voulait rien entendre. Il fit creuser le sol à l’endroit où le mendiant avait été vu. Et quand on eut creusé assez longtemps, on trouva un coffre qui contenait de riches bijoux et des monnaies en or. Merlin se mit à rire et dit au roi : « Alors ? Tu étais incrédule ? Tu n’as pas confiance dans ce que je te révèle ? » – « Non, répondit le roi. Tu m’as prédit qu’un enfant mourrait de trois morts différentes. J’attends toujours confirmation de ta prédiction qui me semble d’une parfaite absurdité. » Merlin se mit à marmonner entre ses dents : « Patience, patience, et tu seras bien ébahi… »

Néanmoins, comme il en avait fait le serment, Rydderch ordonna qu’on laissât partir Merlin. Il se précipita en courant hors de la ville en direction de la forêt, au grand désespoir de Gwendydd. Mais, le lendemain, on vint annoncer au roi une étrange aventure au sujet de l’enfant dont Merlin avait prédit la mort de trois façons différentes. En effet, en poursuivant un cerf, il était tombé sur une grosse roche au fond d’un ravin, puis avait rebondi et s’était noyé dans le torrent tout en restant accroché par un pied à la branche d’un arbre. Et cela prouvait que Merlin n’avait en rien perdu ses dons.

Le roi Rydderch en fut bien chagriné, car, dans ce cas, il fallait croire ce qu’avait dit Merlin à propos de la feuille restée accrochée aux cheveux de sa femme. Il était donc vraisemblable que Gwendydd le trompait. Toute la journée, il évita de se trouver en présence de Gwendydd, et, de son côté, celle-ci n’avait aucune envie de s’expliquer sur ce sujet. Elle rassembla ses serviteurs les plus proches, engagea quelques charpentiers habiles et déclara publiquement qu’elle désirait se retirer un certain temps dans la forêt pour aider son malheureux frère et le soigner, dans l’espoir de guérir sa folie et lui faire réintégrer la société des hommes. Rydderch ne fut pas dupe de l’attitude de Gwendydd, mais il la laissa partir, bien qu’il en ressentît beaucoup de peine.

Gwendydd fit construire un groupe de maisons pour elle et ses serviteurs et, plus à l’écart, une demeure pour Merlin. Celui-ci, en effet, avait fini par accepter de renoncer en partie à sa vie d’homme sauvage : il trouverait dans cette maison un abri pour les jours de pluie ou de froid, et, le reste du temps, il s’en irait errer où bon lui semblerait, avec le loup gris dont il avait fait son compagnon[90]. Ainsi vécurent, pendant de très longs mois, Merlin, le devin fou, et sa sœur Gwendydd qui, chaque fois que cela était possible, recueillait soigneusement les paroles insensées que prononçait son frère.

Un jour, Merlin vint la trouver et lui dit : « Gwendydd, ton époux vient de mourir. La peine et l’affliction tombent sur le pays, car c’était un roi bon et généreux. C’est dans une embuscade qu’il a péri, de la main d’un traître qui sera châtié durement pour le crime qu’il a commis. Hélas ! les rois ne sont guère plus que les autres humains, mais on leur doit hommage quand ils jettent un regard bienveillant sur ceux que Dieu leur a confiés. Va maintenant, Gwendydd, retourne à la forteresse de ton époux, car c’est à toi qu’incombe désormais le sort de ce pays. Fais en sorte que ses funérailles soient dignes de sa gloire, et chante sur sa tombe la déploration qui convient. » Gwendydd fit comme Merlin le disait. Elle partit immédiatement pour la forteresse d’Arcluyd, et c’est elle qui chanta la déploration pour Rydderch le Généreux :

« Le hall de Rydderch Hael est sombre, cette nuit, sans feu, sans lumière, et quel silence autour de lui !… Le hall de Rydderch Hael a de sombres lambris, il n’abrite plus de riantes compagnies. Malheur à qui n’a pas de fin heureuse !… Le hall de Rydderch Hael est sombre, cette nuit, sans feu et sans chansons. Les larmes me creusent les joues… Le hall de Rydderch Hael me fait mal à voir, sans feu, sans assemblée. Mon maître est mort et moi, je vis… Le hall de Rydderch Hael est triste, cette nuit, après les honneurs que j’y reçus parmi les guerriers et les femmes !…

Le corps délicat de Rydderch sera recouvert aujourd’hui de terre et de fleurs. Douleur sur moi, car mon époux est mort ! Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de gazon. Douleur sur moi, car mon époux est mort ! Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de sable. Douleur sur moi et triste destinée ! Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de pierres bleues. Douleur sur moi et triste déchéance[91] !… »

Et Gwendydd fit graver sur la tombe du roi cette épitaphe en lettres d’or : « Rydderch le Généreux, qui n’eut pas dans le monde son égal en largesses et en prouesses, repose ici en cette terre qui fut la sienne. » Puis elle prit conseil auprès de ses vassaux sur ce qu’il convenait de faire pour assurer la succession du roi Rydderch. Celui-ci n’avait pas d’héritier légitime, en effet, et seules Gwendydd et Gwendolyn, sa veuve et sa sœur, pouvaient prétendre à gouverner le royaume. Mais Gwendydd avait décidé de renoncer au monde et de retourner dans la forêt, auprès de son frère. Les vassaux délibérèrent et l’on tomba d’accord pour confier les destinées du pays à Gwendolyn. Alors Gwendydd prit congé de tous et revint à sa demeure en forêt.

Elle y trouva Merlin plus affaibli que jamais. Sa tristesse faisait peine à voir et Gwendydd se demandait avec angoisse par quel miracle elle pourrait le sauver. Il restait immobile sous son arbre favori, son loup à ses côtés, les yeux hagards et vides, et il ne prononçait pas une seule parole. On avait beau lui présenter de la nourriture, il refusait tout et n’absorbait que de l’eau. Merlin le devin se mourait de langueur, sous le coup de la terrible malédiction qui s’était abattue sur lui lors de la bataille d’Arderyd. Et Gwendydd ne pouvait que pleurer.

C’est alors que survint Taliesin. Le barde avait quitté le service du roi Uryen et s’en était allé de l’autre côté de la mer, en Armorique, où il avait passé de longs mois en compagnie du sage Gildas, en son ermitage. Et quand Taliesin vit l’état dans lequel se trouvait Merlin, il fut profondément affligé. Mais il dit : « Je sais que, non loin d’ici, une source nouvelle vient de jaillir et que les eaux de cette source ont de grandes vertus curatives. » Gwendydd envoya ses serviteurs à la recherche de cette source et on la trouva bientôt, sous un grand rocher qui surplombait un ravin. On y mena Merlin et on le fit boire.

Dès que ses lèvres eurent touché de cette eau, Merlin poussa un grand cri et se redressa. Il reconnut Taliesin et manifesta une grande joie. Puis il dit : « J’étais aux portes de l’Enfer et l’Ennemi m’attirait à lui de toutes ses forces. Mais Dieu n’a pas voulu que je franchisse ces portes, car je dois accomplir mon destin auprès des hommes. » Merlin était encore très faible. On l’aida à marcher et on le ramena dans sa demeure. Il mangea de bon appétit et dormit pendant deux jours et deux nuits. Quand il se réveilla, il était joyeux et, peu à peu, reprenant des forces, il se montra tel qu’il était auparavant. Il passait de longues heures à converser avec Taliesin. Le barde chantait le vent, les étoiles, les nuages, les sources qui sont dans le monde et la lumière du soleil. Merlin l’écoutait attentivement, puis il lui posait des questions qui ne demandaient même pas de réponse. Souvent Gwendydd participait à ces entretiens et elle se réjouissait que son frère eût retrouvé toutes ses facultés.

Au bout d’un mois, Merlin fut tout à fait rétabli. « Il me faut maintenant partir, dit-il un jour, car les temps sont venus. Je ne peux rien changer au destin, mais je dois être présent pour que tout s’accomplisse. » À ce moment, Gwendydd entra dans un état de fureur prophétique. Les yeux levés vers le ciel, elle s’écria : « Tout s’accomplira, car tout est maintenant prêt pour que surgisse le roi qu’on attendait ! Tout s’accomplira, le meilleur et le pire, parce qu’il en est ainsi de toute éternité ! L’ours va se réveiller au fond de sa caverne et, sentant la chaleur du soleil, il va se montrer à la face du monde ! Mais je vois un serpent qui se glisse sous les pierres, un serpent qui va rester longtemps dans l’ombre ! Hélas ! il arrivera que le serpent mordra l’ours et que l’ours écrasera le serpent ! Et rien ne pourra empêcher ce combat meurtrier ! » Et Gwendydd se mit à sangloter.

« Calme-toi, ma sœur, dit Merlin. Ta vision est juste, et tu as comme moi le don de lire les choses de l’avenir. Oui, l’ours va maintenant sortir de sa caverne et entraîner le monde dans d’étranges aventures. Mais s’il est vrai que le serpent rôde dans l’ombre, il ne peut rien encore contre l’ours. » Alors Merlin prit congé de Gwendydd et de Taliesin, les recommandant à Dieu et leur annonçant que l’ermite Blaise viendrait bientôt les rejoindre. Puis il partit seul sur le chemin qui menait vers le pays de Cornouailles[92].